face au sable rose : un motu parfait !
face au sable rose : un motu parfait !

A mon ami GHISLAIN...

Polynésie française, archipel des Tuamotu lagon de Makenui

Luc, tourné vers l'avant de la pirogue, baisse le bas de sa combinaison et se déconnecte de sa pompe à insuline. Le petit appareil accroché à une ceinture en toile disparaît dans la boîte étanche qu'il a calée devant lui. Lehi le polynésien qui barre à l'arrière n'a rien vu et ne soupçonnera pas que le popa'a (littéralement "peau pâle" : terme désignant les personnes de race blanche) est atteint de ce mal si répandu en Océanie. Comment pourrait-il se douter que ce plongeur accompli subit cette maladie au quotidien alors qu'il rivalise avec les meilleurs apnéistes de l'atoll.

Lehi a toujours vécu sur la ceinture corallienne de Makenui. Il connaît Papeete au moment des fêtes de juillet, pour y avoir fait la bringue, comme on dit ici. Mais il préfère la vie sur son île reculée où il peut voir grandir ses enfants sans qu'ils ne subissent les tentations de la ville. Il y a bien sûr, le commerçant chinois qui s'ingénie à proposer les soi-disant bienfaits de la civilisation. Fan Cheng est heureusement limité par les frais de transport l'empêchant d'importer encore plus de choses futiles sur l'atoll. Celles-ci finissent la plupart du temps dans la cocoteraie créant depuis une dizaine d'années une pollution nouvelle comme dans chaque île de l'archipel. Le polynésien à la peau cuivrée est solidement charpenté avec de larges épaules de rameur. Il a pratiqué des compétitions de va'a, la pirogue de course, durant toute sa jeunesse et en a gardé cette constitution solide. Il faut dire que la culture du coprah n'est pas étrangère non plus à sa morphologie de lutteur de foire.

Heureux de partager son expérience, Lehi est particulièrement content de faire équipe avec Luc. Le farani (français) est un ami de Michel qui vient, une fois par an, faire de la chasse sous-marine autour de l'atoll. Michel est aussi un popa'a farani mais lui, habite l'île de Tahiti avec son copain Philippe. Les deux compères arrivent ici, à deux heures de vol de chez eux, pour chasser des poissons spécifiques qui sont devenus rares dans l'archipel de la Société. Lehi, en bon paumotu, c'est-à-dire habitant d'un atoll des Tuamotu, est toujours surpris de voir des gars s'adonner à la pêche uniquement pour le sport. Pour lui, la pêche est pratiquée pour se nourrir ou pour gagner de l'argent mais ces faranis là ont une autre conception de cette activité. Le dénommé Luc fait partie de ce lot : il n'est là que pour tirer un tarifa et le polynésien est fier de lui servir de guide. Le français est un type jovial, sans problème, qui a montré sa capacité d'adaptation en acceptant les conditions rustiques de la vie sur Makenui. Bien qu'arrivé depuis peu, le grand blond a vite sympathisé avec la petite communauté. Lehi, par plaisir mais aussi par sympathie pour son ami vivant à Tahiti, va faire son possible pour que son hôte puisse atteindre son objectif. En principe dans une semaine Michel, son compagnon métropolitain devrait les rejoindre pour passer quelques jours avec eux sur le petit atoll.

Bizarrement la combinaison du français est bleue avec des marbrures noires et blanches. Le paumotu n'a jamais vu ce type de camouflage auparavant et il a hâte de voir si, au fond de l'eau, l'homme pourra réellement passer inaperçu. Pour lui cet accoutrement n'a pas lieu d'être car, ici, il est presque impossible de faire une apnée sans avoir l'occasion de tirer un beau poisson. Mais, évidemment si le plongeur fait le difficile…

Luc n'est pas pressé, son but est d'attendre Michel pour vraiment commencer à pêcher sérieusement. Son ami est en Afrique du Sud pour choisir des vins en vue de les faire exporter aux USA. Ce voyage était prévu, bien avant que le chasseur sous marin français ne se décide à venir en Polynésie. Michel n'ayant pas pu reporter sa mission, Luc avait, par conséquence, plusieurs jours à attendre avant le retour de son coéquipier. Plutôt que de patienter dans l'île -pour lui- surpeuplée de Tahiti, il a pris la décision de venir à Makenui avec quelques jours d'avance. L'occasion rêvée de s'acclimater avant de se frotter à l'inévitable concurrence avec son ami. Leur relation est basée sur cette compétition permanente qui reste toutefois suffisamment en retrait pour ne jamais mettre en péril leur amitié. Celui qui ira le plus loin, le plus haut, le plus bas, le plus longtemps… peu importe : il faut montrer à l'autre qu'on est à la hauteur. Ce comportement à l'aspect puéril est adossé à une solide pratique du sport et reste toujours assujetti à un respect total de la sécurité. Pour l'heure : pas de pression; Luc peut profiter du spectacle du lagon, faire des apnées à son rythme tout en digérant peu à peu le décalage horaire.

La passe étant en vue Lehi coupe immédiatement le gros moteur hors-bord. Ils ont décidé hier soir de se tenir éloignés de la cassure du récif afin que Luc bénéficie de sa proximité sans en avoir les inconvénients. Si en règle générale, cette porte ouverte vers l'océan attire des myriades de beaux poissons, elle génère également un fort courant. En restant à distance respectueuse, les deux hommes ne subiront pas la violence des eaux qui effectuent le va-et-vient entre le lagon et le Pacifique. Profitant de l'inertie de la pirogue, Lehi laisse l'embarcation se caler doucement dans un banc de sable blanc qui affleure à la surface. Aussitôt, le polynésien jette l'ancre -un morceau de parpaing accroché à une corde- derrière une petite patate de corail.

Après avoir rincé et mis son masque, Luc, sans appréhension, se glisse dans le lagon. La dune sous-marine, qui retient l'embarcation à son faîte, est piquée de loin en loin de taches sombres. Le français constate que chacune de ses excroissances est un microcosme de corail débordant de vie. La pente de sable immaculé descend sur sa gauche jusqu'à se perdre dans les profondeurs bleutées. Au raz de la surface, un banc de bécunes attiré par ce nouveau venu se propulse, comme des flèches d'argent, vers le plongeur. La dizaine d'aiguilles miroitantes stoppent à quelques mètres présentant leur bec acéré en direction de l'intrus. Luc, sans se préoccuper de leur présence, tente une petite apnée de mise en route. Il se laisse planer vers un petit amas de corail situé à environ huit mètres de la surface. La ceinture de plomb, lestée à l'excès, l'envoie à vive allure se poser sur le sable au bord de la protubérance corallienne. L'homme se couche à plat ventre dans l'ombre de la patate accrochée à la pente. Tout en pointant la flèche de son arbalète vers le bas, Luc jette un œil dans l'entrelacs de concrétions multicolores. Chacune des anfractuosités est habitée par des individus de différentes espèces qui agrémentent de leurs couleurs chaque faille de cet îlot à l'aspect minéral. Ce petit peuple hétéroclite, isolé sur sa colline de sable, prouve que le concept de tour de Babel est possible, du moins chez ces poissons juvéniles. Le chasseur voit disparaître les taches bleutées d'un mérou céleste de 10 centimètres alors, qu'au contraire, des mini-rougets curieux sortent à sa rencontre.

Délaissant ce monde miniature, Luc reporte son attention vers la profondeur du chenal qui mène à la passe. L'eau est particulièrement claire et la visibilité dépasse les trente mètres. Quelques particules en suspension passent devant son masque lui indiquant que le courant est sortant. Une ombre noire se détache du fond en remontant vers la surface et le français reconnaît immédiatement le vol d'une raie léopard. Profitant de la force des eaux, l'animal incurve ses ailes afin d'effectuer un plané vers cette forme indistincte qui est venue se poser à mi-pente. Malgré de bonnes capacités en apnée, Luc ne peut rester plus longtemps et entame sa remontée vers la surface. A la vue du plongeur se décollant du fond, la raie fait un brusque écart et utilise le courant pour s'éloigner à tire d'ailes.

Tout en palmant doucement vers le haut le plongeur effectue une rotation sur lui-même pour mieux appréhender le relief sous marin. Souvent les chasseurs au harpon arrivent à repérer ainsi le lieu de leur prochain poste d'affût. Cette chasse est couramment appelée "l'agachon" et permet, pour ceux qui en ont la capacité, d'attendre le poisson plutôt que de le poursuivre. Tout en inspectant le fond, Luc contrôle aussi la zone de pleine eau qui s'étend vers la passe. Un mouvement furtif attire son regard à la limite de son champ de vision. Malheureusement, il ne peut suivre du regard les formes floues car il arrive, à ce moment là, en surface. Immédiatement le chasseur se met à l'horizontale et sans faire de mouvement se laisse entraîner par le courant vers la passe.

A une vingtaine de mètres, il repère un groupe de carangues remontant les eaux qui quittent le lagon. La dizaine de prédateurs nagent serrés les uns contre les autres mais Luc peut apercevoir, de temps en temps, l'un d'entre eux se détacher pour happer une petite proie. Ondoyant à contre courant les beaux poissons jaunes et or ne semblent pas prêter attention à l'objet qui flotte à leur rencontre. Le plongeur sait qu'il n'aura qu'une seule occasion et se prépare à incurver sa course vers le bas. Deux ou trois respirations profondes suivies d'une grande aspiration et Luc se casse en deux pour descendre à 45 degrés à la rencontre des carangues. L'arbalète tendue devant lui, poussé par les eaux, il fond littéralement sur le groupe de poissons. Arrivé à cinq mètres, le groupe éclate à droite et à gauche, mais continue sa progression vers le centre du lagon. Luc est surpris de cette réaction car il avait misé sur le fait que les animaux allaient effectuer un demi-tour pour fuir avec le courant. Ils auraient présenté alors leur flanc à l'instant où le chasseur était à portée de tir. Hors ceux-ci, peu habitués à la présence humaine, n'ont fait qu'éviter l'obstacle se dirigeant vers eux. Du coup Luc est passé à moins d'un mètre des poissons sans toutefois pouvoir aligner son fusil harpon dans leur direction. La force des eaux est telle, qu'il est impossible de positionner l'arbalète perpendiculairement au courant. Le chasseur remonte vers la surface en se retournant pour voir le groupe se reformer derrière son passage.

Incroyable ! Deux carangues, plus imprudentes que les autres, quittent le banc et font volte face vers lui. Les choses vont très vite, car aidés du courant, les poissons atteignent le plongeur avant même qu'il ne fasse surface. Tout en remontant, Luc a ramené à deux mains son fusil vers les "trop curieux" prédateurs. Cette fois-ci, les deux animaux effectuent leur virage à quelques centimètres de la pointe en inox du plongeur. Luc déclenche son tir quelques secondes à peine avant de faire surface, se privant ainsi de la vision sous-marine. Toutefois, l'homme comprend immédiatement qu'il a fait mouche. Une secousse violente agite son arme et une série de cliquettements aigus retentit autour de lui. Toujours poussé par le courant, il agrippe le fil relié à sa flèche et hâle vers lui le poisson en train de pousser ses cris d'alarme. Heureusement pour le chasseur, la pointe a percé la carangue derrière les ouïes et il n'est pas possible que le poisson se décroche. Après plusieurs tractions sur la ficelle, Luc peut enfin se saisir de la flèche et agripper sa proie en glissant deux doigts sous la gorge de l'animal. C'est seulement à ce moment là qu'il prend conscience de la taille respectable de sa prise qui doit avoisiner les 60 centimètres.

Luc commence à glisser sa flèche en arrière afin de la retirer du poisson lorsqu'une forme oblongue, en dessous de lui, attire son regard. Ses yeux s'agrandissent : un requin ! Un requin gris plus exactement qui est en train de tournoyer au niveau de ses palmes ! Les claquements secs émis par la carangue moribonde ont attiré le squale qui est venu chercher immédiatement sa part du butin. Le chasseur sous-marin n'en est pas à sa première rencontre avec ces animaux. Pourtant, on ne s'habitue jamais à la présence de ces seigneurs des mers, d'autant plus que l'on tient, en main, un poisson sanguinolent. Immédiatement Luc lève les bras hors de l'eau pour éliminer la proie à la vue du requin. Malheureusement, à partir de là, il va être impossible au plongeur, de savoir où se trouve le squale. Pour maintenir la carangue en l'air, Luc doit garder la tête en surface, perdant ainsi tout contact visuel avec le prédateur. Une position d'autant plus inconfortable lorsqu'on doit agiter violemment ses jambes devant le nez du prédateur.

Soudain, le pêcheur entend, avec soulagement, le bruit du moteur se rapprocher et il se met à agiter son poisson afin d'hâter sa délivrance. La pirogue lancée dans le courant pointe sa proue effilée dans sa direction et le plongeur voit Lehi se positionner sur le côté pour attraper le poisson au passage. Le polynésien coupe le moteur à quelques mètres du chasseur et place son embarcation afin que le nageur se retrouve entre la coque et le balancier. Luc se voit arracher sa carangue des mains et s'accroche au bateau pendant que Lehi dépose la prise au fond de l'embarcation. Au moment où il a saisi le poisson, Lehi a pris garde à la flèche toujours plantée en travers des ouïes et, dans le même temps, récupère le fusil flottant au bout du fil. Dans la foulée, le paumotu se retourne pour aider le français à grimper dans la pirogue. Il l'accueille à bord en disant :

-Hii ya ! T'as pas vu que tu t'es fait embarquer ? C'est pas bon de pêcher dans la passe, y'a plein de reiras !

         Luc sait que l'appellation "reira" en Polynésie est celle du requin gris, et il se doute bien que son agresseur fait partie de cette espèce. Toutefois dans l'eau, il n'avait aucune certitude car le temps lui a manqué pour s'attarder sur la morphologie du squale. Regardant autour de lui, il s'aperçoit avec effarement que l'atoll est à plus de 200 mètres et qu'ils sont en plein océan. Lorsqu'il a entamé son apnée vers le groupe des carangues, il était à une centaine de mètres de l'entrée de la passe. Le courant l'a emmené dans la porte corallienne mais l'a également éjecté à l'extérieur du lagon sans qu'il s'en rende compte. Les requins ne sont pas les seuls dangers d'un atoll et le français pense qu’il lui faudra être plus prudent à l'avenir. Lehi contemplant le poisson :

         - Hé ! Il est balèze ton paaihere manini !