Le début de l'histoire



  

Afrique du Sud, 1992, quelque part au nord ouest du parc Krüger

Depuis des milliers d'années ce point culminant au carrefour de deux grandes plaines a été utilisé par les hommes à des fins guerrières ou cynégétiques. De ce poste d'observation exceptionnel sont partis des hordes de guerriers tsongas pour semer la mort sur les tribus ennemies ou prélever leur dû dans les grands troupeaux d'antilopes.

Aujourd'hui, l'amas de rochers empilés sur le dôme rouge n'accueille plus que des touristes voulant embrasser une dernière fois le paysage fantastique du parc Krüger. Comme la route serpente au travers de grands épineux, la vue ne se découvre qu'à l'instant où les visiteurs débouchent sur l'esplanade. Chaque guide qui quitte le parc par le nord-ouest ne rate jamais l'occasion d'offrir ce spectacle époustouflant à ses clients. Dans un nuage de poussière, le land-rover attaque bravement la longue montée pour atteindre le sommet du tertre. Même s'il n'est pas un professionnel du tourisme, le conducteur n'a pas voulu déroger à la règle de cette carte postale finale… prémices à l'ultime pourboire. Secouée par un énième nid de poule, le véhicule se faufile derrière le dernier buisson masquant le point de vue et s'arrête face au panorama. Aussitôt les rires joyeux de trois enfants rebondissent sur les roches, ils sortent avec fracas de l'arrière du tout terrain et s'élance vers le bord du balcon naturel. Un Calao leucomèle à l'allure éternellement sévère s'envole en lançant un cri d'alarme bien inutile pour les deux dik-diks déjà en train de fuir sous le couvert de la végétation. Beaucoup plus bas, un grand koudou relève brusquement sa tête mêlant ses grandes cornes en spirales aux branches torturées d'un acacia. Le mouvement vif de l'antilope n'échappe pas à une famille de phacochères en maraude au bas de la pente. Avec un bel ensemble, le groupe entier pivote et, la queue bien droite, s'empresse de prendre le large sans chercher à connaître l'origine de l'alerte. La réaction en chaîne rebondit ainsi de buissons en clairières jusqu'à la plaine en contrebas où elle finit par s'arrêter à la limite d'un troupeau d'impalas. Seule une jeune mère accompagnée d'un faon jette un œil interrogateur vers le sommet de la butte avant de recommencer, placidement, à brouter.

Trois cents mètres plus haut la voix claire d'une jeune femme met en garde les enfants :

- Ne vous éloignez pas, Judith non ! Ne t'approche pas du bord. Hey ! Les enfants, voulez vous rester calmes !

A son tour le conducteur sort du véhicule poussiéreux et s'étonne de la faculté de ses propres enfants à côtoyer la famille de son chef. S'avançant vers la femme qui a eu la gentillesse d'accepter la présence de son fils et de sa fille, il essaie d'échapper aux sentiments contradictoires qui l'assaillent. A l'image de son mari, la dame qu'il a devant lui, ne correspond pas au cliché qu'il s'est fait des gens de race blanche qui exploitent ses compatriotes. Il est vrai que leur fille unique a tout de suite trouvé en Mabouto et Winnie de supers camarades de jeux. Originaire du Sénégal, le chauffeur a eu la chance de pouvoir immigrer dans ce pays riche et d'y rencontrer puis d’épouser une magnifique femme Xhosa. Malheureusement veuf depuis 3 ans, il a perdu sa chère Nkosazana dans les derniers mois de lutte contre le régime de l’apartheid.

L'ingénieur canadien n'est là que depuis six mois et, à son corps défendant, Thabo doit s'avouer que ce type n'a rien à voir avec les afrikaners qu'il subit depuis qu'il travaille pour la Socadim. La grande société minière a engagé ce spécialiste nord américain pour superviser l'exploitation et la sécurité d'une mine de diamants au nord du pays. Les époux étrangers entretiennent avec lui des rapports qui l'ont déstabilisé dans ses convictions de militant dur du Panafrican-Congress. Il a eu beau se dire que l'attention que porte le jeune couple à ses propres enfants n'est là que pour l'intérêt de la petite Judith mais, au fond de lui, il sait que ce n'est pas le cas. Peter Peel et sa femme se sont réellement émus de la mort de son épouse, et du fait qu'il élève seul Mabouto et Winnie. Voulant rester discret pour ″la cause″, il leur a servi la version officielle : Nkosazana a, soit disant, été écrasée par la foule au cours d'une manifestation à Pretoria. Activiste de la première heure, elle a sans doute payé de sa vie son combat contre l'apartheid. Son corps tuméfié ne laissait aucun doute, pour ses proches, sur le traitement que la police anti-émeute lui avait fait subir. Au lieu de, naturellement, retourner vers sa famille sénégalaise, il a préféré choisir une autre voie : continuer la lutte menée par sa compagne. Mais Mandela a démantelé ″Umkhonto we Sizwe″ la branche armée de l'ANC où œuvrait son épouse afin de se rapprocher de Deklerk et tenter de s'approprier la victoire des syndicats. Seule organisation à ne pas croire à cette fin d'apartheid annoncée depuis deux ans, le Panafrican Congress a été heureux d'accueillir un activiste comme Thabo. Dans son esprit en guerre, encore torturé par la perte de Nkosazana, celui-ci est prêt à tout… même à trahir ces gens qui n'ont rien à voir avec son combat.

La femme se retourne vers lui et avec gentillesse lui sourit pour le remercier de lui faire découvrir ce lieu magique. Subitement l'expression de la canadienne change, elle fronce les sourcils et semble effrayée par quelque chose situé derrière lui.

Le chauffeur n'a pas le temps de savoir ce qui l'a mise en émoi car à cet instant une détonation retentit et une partie de sa boîte crânienne explose en morceaux. Figés sur place, les trois enfants et la canadienne regardent avec horreur l'homme noir en tenue de camouflage qui vient d'abattre Thabo. Son révolver à la main, sans un regard pour sa victime étendue à ses pieds, il fait signe à la femme de remonter dans le land-rover. Complètement abasourdie, celle-ci protège d'un bras dérisoire sa fille qui vient de se blottir contre elle. Hébétés, les deux jeunes africains regardent leur père couché sur le sol et ne semblent pas vouloir réagir. Soudain la fillette noire réalise la portée de ce qui vient de se passer et lance un long gémissement qui déclenche les pleurs de son jeune frère.

Sorti comme par magie de nulle part, un autre homme apparaît devant les broussailles. Vêtu d'une tenue commando, le regard caché derrière des ray-bans à fines montures, il pousse sans ménagement les deux mômes vers le tout terrain pour les faire remonter à l'arrière. Revenant sur ses pas, le bandit arrache littéralement Judith des bras de sa mère et l'envoie rejoindre les autres enfants. L'assassin du chauffeur, la mine impassible, attend que son collègue s'installe avec les trois petits pour saisir le bras de la femme. En état de choc, celle-ci se laisse faire et accepte de s'installer à l'avant. Après avoir rapidement contourné le land-rover, l'homme se met au volant, manœuvre et, sans état d'âme, abandonne le corps du chauffeur aux vautours.